Humaniser la ville – appel de propositions

Je vous invite à diffuser aussi largement que possible dans vos réseaux cet appel de proposition pour un dossier à paraître dans la revue française Histoire urbaine.

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Humaniser la ville

(Europe et Amérique du Nord, XXe siècle)

Construire une ville « humaine », « plus humaine » ou « à taille humaine » est une ambition revendiquée par nombre de politiques publiques d’aménagement urbain depuis quelques années. L’Unesco fait de l’humanisation des villes contemporaines un enjeu fondamental[1], qui croiserait au moins trois dimensions : le droit à la ville, l’établissement de « formes participatives de gouvernance » et le développement d’une « solidarité active ». Dans le champ universitaire, des géographes canadiens ont récemment évalué le degré d’humanisation de la ville de Québec à partir d’une étude empirique des conflits urbains entre 1965 et 2000, et conclu à la « lente construction d’une ville plus humaine[2] ». Au-delà de ce résultat, l’appropriation de cette notion dans le cadre d’une recherche scientifique pose problème, tant l’« humanisation » paraît normative et floue dans son contenu.

Historiciser les usages de ce terme n’est donc pas une entreprise inutile et permettrait d’interroger le caractère d’évidence d’une notion socialement construite. Une simple lecture « en creux » en montre la polysémie et l’ambiguïté : rendre la ville « humaine » ou « plus humaine » suppose que celle-ci ne l’est pas encore, ou insuffisamment. Mais pour quels acteurs, défendant quelle(s) cause(s) ou quels intérêts ? La dénonciation – car il s’agit bien d’une critique de la ville telle qu’elle est – porte-t-elle sur des désordres urbains d’ordre moral (défendre le fort contre le faible), fonctionnel (créer une centralité ou apporter une cohérence à l’étalement urbain), social (lutter contre les crises du logement), sanitaire (faire reculer l’insalubrité), voire esthétique ? L’humanisation de la ville renvoie-t-elle en un sens libéral à un espace vivable pour l’individu, condition de l’expression de sa liberté et de ses droits, ou s’agit-il de construire une ville harmonieuse, inclusive et réconciliée avec elle-même pour restaurer la cité perdue ?

Une telle perspective suppose à tout le moins l’introduction d’une régulation pensée comme nécessaire et consensuelle, puisqu’elle entend rendre l’espace urbain à ses habitants. On reconnaît dans cette utopie une filiation chrétienne : n’est-ce pas la vision qui sous-tend les enquêtes de sociologie urbaine des équipes d’Economie et Humanisme à partir des années 1940 ? Les Semaines sociales de Brest de 1965 ne s’intitulent-elles pas « L’Homme et la révolution urbaine » ? On pourrait multiplier les exemples, comme la création plus récente (1983) d’Habitat et Humanisme à Lyon par le prêtre Bernard Devert. Il n’est pas certain cependant qu’il n’y ait là qu’une spécificité catholique ou plus largement chrétienne. Le présent appel à textes a précisément pour objectif de tester cette hypothèse pour les XIXe et XXe siècles et de dé-essentialiser la « ville humaine », à partir de trois axes en particulier mais sans s’y réduire :

Le premier axe concerne les acteurs de la réforme et de la critique urbaine. Un certain nombre d’urbanistes et sociologues, de Gaston Bardet à Paul-Henry Chombart de Lauwe, ont volontiers appelé à rendre la ville plus humaine : contre le gigantisme et le développement anarchique des métropoles modernes, contre l’anonymat des grandes villes qui affaiblit les communautés naturelles, les prolongements de la famille que sont le quartier ou la paroisse sont perçus comme des espaces de sociabilité propres à l’épanouissement des personnes. Mais le principe de bâtir des villes en prenant l’homme comme mesure semble déborder le cas des seuls penseurs culturalistes. Dès le milieu du XIXe siècle, l’hygiénisme porté par une nébuleuse de médecins et de techniciens de l’urbain peut-il être considéré comme un assainissement des villes au nom de la physiologie de l’être humain ? Autre exemple : dans les grands ensembles, des associations de résidents comme l’Alfa créée à l’initiative de la Société centrale immobilière de la Caisse des Dépôts et Consignations entendent « donner une âme à ces cités nouvelles[3] », ce qui est aussi le sens de l’animation socio-culturelle au pied des tours dans les années 1960. Cette spiritualisation de la ville, impulsée parfois directement par les pouvoirs publics, est sans nul doute à interroger. Au cours des mêmes années, les mouvements d’action catholique et les associations proches des milieux d’Église impliqués dans les problématiques d’aménagement urbain (Union féminine civique et sociale, Vie nouvelle, CSCV) disent vouloir construire une ville pour l’homme et refusent l’inversion des deux termes (l’homme ne construit pas pour la ville), en soutenant notamment l’implantation d’équipements collectifs. Ce type de discours se retrouve-t-il par exemple dans les revendications de la Confédération nationale du logement proche du Parti communiste lorsqu’elle lutte pour la dignité ouvrière ?

Ces écarts possibles avec un discours humaniste d’origine chrétienne conduisent à un deuxième axe possible : les résistances à l’humanisation supposée des villes. Plusieurs courants de la sociologie urbaine critique en France, des années 1950 aux années 1980, s’attachent à rendre visibles les logiques de domination et à identifier les contradictions d’un urbanisme consensuel qui masque les intérêts d’une minorité et voile les rapports de force[4]. Pour Henri Lefebvre par exemple, le courant humaniste en sociologie urbaine représente les hommes de bonne volonté nostalgiques d’une esthétique perdue de l’espace urbain, qui ont fait leur temps. Mais qu’en est-il précisément du Cerfi ou du marxisme de Manuel Castells ? Comment s’est construite une critique de la ville qui met l‘homme à distance ou qui ne le prend pas pour objet de la recherche ?

Car – c’est un troisième axe possible – rendre la ville plus humaine peut servir de caution morale ou idéologique, variable selon les lieux et les périodes, à des politiques ou à des stratégies d’emprise. Régénérer un tissu urbain par la rénovation voire la démolition de quartiers présentés comme déshumanisés est un objectif affiché des pouvoirs publics qu’il faudrait analyser à partir de cas précis. Il en va de même pour les autorités religieuses : rendre « humains » les quartiers neufs passe souvent par la construction de lieux de culte qui plantent littéralement Dieu dans la ville. Ce paradoxe mériterait d’être contextualisé, comme l’a fait par exemple Catherine Maurer dans son étude de la charité urbaine au XIXe siècle[5].

Le dossier privilégiera des articles inscrits dans une histoire sociale, attentive aux pratiques des acteurs. Les circulations entre pratiques et idées seront bienvenues.

Olivier Chatelan (ochatelan (at) hotmail.com), professeur agrégé et docteur en histoire, chercheur associé au Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (Lyon, France).

En collaboration avec Harold Berubé, Professeur agrégé du département d’histoire de l’Université de Sherbrooke (Canada).

 

[1]UNESCO, « Déclaration d’Istanbul sur les établissements humains », Rapport de la Conférence des Nations Unies sur les établissements humaines (Habitat II), juin 1996 ; UNESCO, L’humanisation des villes, 1999 (http://www.unesco.org/courier/1999_ 06/fr)

[2] Paul Villeneuve, Catherine Trudelle et Mathieu Pelletier, « Conflits urbains et humanisation des villes », dans Antonio Da Cunha et Laurent Matthey (dir.), La ville et l’urbain : des savoirs émergents, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2007, p. 235-248.

[3] Thibault Tellier, Le temps des HLM 1945-1975. La saga urbaine des Trente Glorieuses, Paris, Autrement, 2007, p. 123-131 (sur l’Alfa).

[4] Éric Le Breton, Pour une critique de la ville. La sociologie urbaine française 1950-1980, Presses universitaires de Rennes, 2012.

[5] Catherine Maurer, La ville charitable. Les œuvres sociales catholiques en France et en Allemagne au XIXe siècle, coll. « Histoire religieuse de la France », Paris, Cerf, 2012.

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