Les deux pieds dans le palimpseste, de Chicago à La Nouvelle-Orléans

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Dans les premières semaines de mes études doctorales, un chercheur évoqua en séminaire le terme – pour mes collègues et moi assez obscur – de palimpseste pour décrire l’environnement urbain. La chose nous a beaucoup amusé dans les mois et les années qui suivirent. Depuis, j’ai développé beaucoup d’affection pour ce terme qui décrit à merveille ce qu’est une ville. Car, la ville moderne est-elle autre chose qu’un « parchemin sur lequel un nouveau texte a été écrit, après effacement du texte primitif »? Dans l’espace urbain, le présent et le passé de la ville coexistent sous une forme ou une autre, ce qui fait des villes, pour l’observateur aguerri, de véritables dépôt d’archives à ciel ouvert. Partant de cette prémisse, je me suis demandé comment il est possible de tirer profit, sur le plan pédagogique, d’un court (mais intense) séjour dans de grandes agglomérations complexes et étrangères aux étudiants. C’est ce que mon collègue Jean-Pierre Le Glaunec et moi avons l’intention d’entreprendre avec le cours « HST 270 Voyage d’étude sur les sites historiques » qui sera offert aux étudiants du baccalauréat en histoire de l’Université de Sherbrooke de l’automne 2014 à l’été 2015.

Voyager sur les sites historiques: entre tourisme et recherche

D’entrée de jeu, je confesse que, bien que mon intérêt soit grand pour l’utilisation de visites sur le terrain dans un contexte d’enseignement, mon expérience en la matière est encore assez limitée. Comme doctorant, j’ai eu la chance, dans le cadre d’un projet de recherche, de parcourir la couronne suburbaine de Montréal. Ce sont des visites dont j’ai tiré grand profit. De même, à l’hiver 2012, j’ai eu l’occasion d’explorer une partie du centre-ville de Sherbrooke avec une quinzaine d’étudiants de troisième année du baccalauréat. Évidemment, il s’agissait pour la majorité de mes étudiants d’un environnement familier sur lequel ils jetaient un regard nouveau, informé par leurs acquis en classe, et par les explications et l’iconographie utilisée lors de la visite. À ce niveau, le voyage dont il est question ici représente un saut qualitatif important.

Officiellement, le cours « HST 270 Voyage d’étude sur les sites historiques » a pour cible de formation de permettre aux étudiants de « faire une réflexion historique sur une civilisation donnée à l’aide de visites de sites, de monuments et de musées préparées par des conférences sur la région à l’étude ». Concrètement, il s’agit donc d’une visite sur le terrain destinée à des étudiants du premier cycle et précédée d’une phase préparatoire qui leur permet d’acquérir certaines des connaissances et des compétences qui leur permettront de tirer profit de leur expérience sur le terrain. Cette activité, il faut l’avouer, n’attire pas seulement les étudiants pour des raisons pédagogiques. On y propose l’international, l’ouverture sur le monde, des « merveilles historiques érigées à travers le monde ». Bref, les étudiants s’attendent à l’exotisme et au dépaysement. De fait, ces voyages ont généralement ciblé l’Asie et l’Europe.

Le centre-ville de Chicago

Le centre-ville de Chicago

Cette année, nous avons fait le pari de rompre en partie avec le passé. Tant pour des raisons financières que pédagogiques, nous avons choisi de cibler l’Amérique du Nord comme destination et de nous concentrer sur deux villes : Chicago et La Nouvelle-Orléans. L’idée est à la fois d’offrir à un nombre plus restreint d’étudiants un voyage moins dispendieux que par le passé, à la fois de les amener à découvrir l’exotisme qui se trouve, en quelque sorte, dans leur cour arrière. Chacune des villes choisies permet d’explorer une facette de l’urbanité nord-américaine. Chicago y prend le rôle de laboratoire de la modernité urbaine, alors que La Nouvelle-Orléans ouvre une fenêtre sur le passé colonial (et patrimonialisé) du réseau urbain nord-américain.

Le French Quarter de La Nouvelle-Orléans

Le French Quarter de La Nouvelle-Orléans

Notre objectif général est d’amener les étudiants à mettre les deux pieds dans le palimpseste pour explorer un certain nombre de thématiques liées à l’histoire urbaine nord-américaine. Pour ce faire, nous voulons qu’ils entrent directement en contact avec la diversité et la complexité d’une métropole. Plus spécifiquement, et de manière transversale, nous voulons que les étudiants réfléchissent à la notion d’américanité à la fois comme source de familiarité (leur enracinement en Amérique) et d’exotisme (ces facettes de l’Amérique qui diffèrent radicalement de leur propre expérience). Nous voulons également qu’ils réfléchissent globalement au patrimoine urbain, à son passé et à son devenir dans le contexte nord-américain. Enfin, le voyage d’étude sera axé sur un certain nombre de thématiques plus spécifiques : l’espace et la marginalité, la musique et l’urbanité, les espaces disparus, les espaces patrimoniaux et leur authenticité. Un des principaux bénéfices attendus du voyage est de permettre aux étudiants de développer les compétences nécessaires à une observation et à une exploration in situ de l’espace urbain.

Cultiver son américanité

Notre principal défi, dans ce contexte, est la courte durée du séjour : une dizaine de jours en mai 2015. Pour maximiser les bénéfices de la visite sur le terrain, un travail de préparation important est nécessaire et se fera en deux temps. La première phase, qui est amorcée et se poursuivra cet automne, a pour objectif de mobiliser les étudiants, de manière à recruter un groupe hautement motivé d’étudiants et à soutenir son intérêt pour un projet dont la préparation s’étalera sur deux sessions. Une première rencontre d’information s’est tenue en avril et a été couronnée de succès. Elle a mené à la mise sur pied d’un groupe Facebook auquel participe déjà une trentaine d’étudiants.

Quatre autres rencontres auront lieu au cours du trimestre d’automne 2014. Ces rencontres prendront une forme plus ludique que celles qui suivront à l’hiver. Dans chacun des cas, un film tourné dans et mettant en scène une des deux villes choisies sera projeté, précédé d’un exposé savant sur son contenu et suivi d’une discussion avec les étudiants sur l’exposé et le film. L’objectif de l’exercice est de maintenir l’intérêt des étudiants, de les introduire aux deux villes qu’ils auront l’occasion d’explorer, mais également à plusieurs des notions et concepts qui sont mobilisés au cours de l’activité. Prenons par exemple un film pour lequel j’ai une grande affection, la comédie The Blues Brothers (1980) de John Landis. Le film tire grand profit du décor que lui offre Chicago, explorant différents espaces aux caractéristiques très différentes. Il permet également d’explorer les rapports entre musique et urbanité, mais également les rapports raciaux et sociaux. C’est sans parler de la question de l’authenticité, que soulève le rôle de ces comédiens blancs plongés dans l’univers d’une musicalité urbaine noire, qui les rapproche d’ailleurs de la position qu’occuperont les étudiants comme observateurs/chercheurs.

Visite du centre-ville de Chicago (source: The Blues Brothers (1980))

Visite du centre-ville de Chicago (source: The Blues Brothers (1980))

La deuxième phase préparatoire prendra la forme de quatre rencontres au cours du trimestre d’hiver 2015. Cette fois-ci, il s’agira de séminaires en bonne et due forme, et ayant pour but d’approfondir la réflexion des étudiants. Suite à la lecture de textes et de sources, ils seront invités à participer à des discussions soutenues et approfondies avec les deux professeurs qui organisent l’activité. L’objectif est de leur permettre de maîtriser les connaissances factuelles et théoriques qui les prépareront à leur expérience sur le terrain, mais également de les amener à développer les compétences qui leur permettront de mener à bien leur observation de ce terrain. Il s’agit en quelque sorte d’informer leur regard. Les quatre thématiques prévues pour le moment sont : l’espace et la marginalité, la musique et l’urbanité, les espaces disparus, les espaces patrimoniaux et leur authenticité. Cette réflexion se veut pluridisciplinaire et mettra à profit des textes provenant d’autres disciplines, comme l’architecture, l’anthropologie, la musique et la sociologie.

Au cours de cette phase préparatoire et du voyage qui suivra, nous mettrons à profit différents outils numériques. D’une part, il y aura utilisation soutenue des médias sociaux. Le projet a déjà un groupe Facebook auquel participe une trentaine d’étudiants. Il s’agit d’un endroit où diffuser « l’information officielle » sur le voyage, mais également où échanger articles, musique, photos. Nous espérons également utiliser les médias sociaux pour documenter le voyage dans l’instantanéité, notamment à l’aide de courts textes et de photos (via Twitter). D’autre part, un blogue collectif sera mis sur pied cet automne pour documenter le voyage en profondeur, en amont et en aval. S’y retrouveront des textes plus substantiels des professeurs et des étudiants. Ce blogue permettra également d’assurer une certaine pérennité au projet après cette première édition, puisque ces textes resteront en ligne dans le long terme.

« Blues Brothers » et « Easy Riders » dans les métropoles américaines

La visite d’étude sur les lieux historiques aura lieu en mai 2015 et durera une dizaine de jours (4 jours à Chicago, 5 en Nouvelles-Orléans). C’est une fenêtre de temps limitée pour explorer deux villes aussi complexes. Le programme des activités sera finalisé cet automne, mais je peux déjà en présenter les grandes lignes. Lorsque vient le moment de choisir quelles activités seront mises de l’avant, notre choix est guidé par cette idée de rester « sur les traces de l’américanité ». Il s’agira donc de privilégier le contact avec le patrimoine matériel et immatériel des deux villes choisies, d’éviter les musées ou les attractions touristiques. Le patrimoine matériel, soit le cadre bâti, sera exploré de la manière la plus simple et la plus directe qui soit : la marche à pied. Outre une croisière sur les canaux du centre-ville de Chicago, la majorité de nos visites seront des marches guidées dans différents secteurs clés des deux villes. Il s’agira d’observer le palimpseste urbain, de mettre en relief les traces du passé qui y subsistent, mais également (à partir de sources iconographiques et cartographiques) de relever les « trous », les absences et les disparitions. Il s’agira également de réfléchir aux transformations de l’environnement urbain, aux activités qui s’y déroulent, aux gens qui y habitent. Il s’agira également d’explorer le patrimoine immatériel de ces espaces, de se concentrer sur les sonorités urbaines (la musique de la ville), mais également sur la place de certaines musiques typiquement américaines et urbaines (le blues et le jazz) dans ces villes (la musique dans la ville). Dans ce dernier cas, nous serons amenés à fréquenter certains des espaces associés à ces musiques (production, diffusion). Ajoutons que les étudiants disposeront de temps libres au cours desquels ils seront invités à explorer la ville librement et à rendre compte des résultats de ces aventures urbaines. La prolifération de téléphones intelligents facilitera la documentation de cette exploration urbaine.

 

Lorsque viendra le temps d’évaluer les étudiants, il est clair que la participation aux activités préparatoires sera une composante importante. La préparation à ces ateliers, les interventions lors des discussions (tant en quantité qu’en qualité) seront évaluées par les deux professeurs. Les contributions des étudiants sur les différents médias sociaux utilisés et sur le blogue seront également évaluées et permettront de prendre la mesure des capacités d’observation critique des étudiants sur le terrain, mais également des efforts faits en amont pour préparer leurs explorations. Enfin, les étudiants devront remettre, à leur retour au Québec, un court rapport (dans lequel ils pourront intégrer une partie de ce qu’ils ont publié en ligne) faisant la synthèse de leur expérience et où ils seront invités à mettre l’accent sur une des thématiques du voyage. Ajoutons que nous inviterons également les étudiants à évaluer le cours en détail.

Conclusion

Jusqu’à quel point ces pratiques conduiront-elles à une sensibilisation et à une appréhension critique du patrimoine matériel et culturel des grandes villes nord-américaines que sont Chicago et La Nouvelle-Orléans? Il est clair que nous ne transformerons pas nos étudiants en experts de l’histoire de ces deux villes en quelques films, quelques séminaires et une dizaine de jours sur le terrain. Ils devraient toutefois tirer de l’expérience les connaissances et les compétences qui leurs permettent de jeter un regard critique sur l’environnement urbain, d’y repérer les traces du passé, les signes des mutations et transformations qu’ont connu différents secteurs, ou alors de réfléchir à la façon dont certains espaces ont été préservés, patrimonialisés. Quelles suites à donner au projet? Il est clair qu’il y aura d’autres occasions de partir sur les traces de l’américanité.

Communication présentée dans le cadre du colloque « Éveil et enracinement. Approches innovantes en exploitation pédagogique des ressources patrimoniales » (15 mai 2014)

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