Lire la ville à travers ses journaux – démarrage

Il y a quelques semaines, j’ai eu le plaisir d’apprendre que le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) du Canada m’octroyait une subvention du programme Savoir pour mon projet de recherche « Lire la ville à travers ses journaux : Montréal et sa presse à grand tirage (1884-1929) » (2020-2025). Si je compte mettre sur pied une page web qui sera entièrement consacrée au projet d’ici la fin de l’année, je voudrais, dans ce billet, en présenter les grandes lignes et dire quelques mots de la forme que prendra son démarrage dans les mois qui viennent.

Comme sources d’informations sur le passé, les journaux sont omniprésents dans le champ de l’histoire urbaine. Ils sont fréquemment utilisés pour compléter un corpus particulier, ou comme fenêtres à travers lesquelles saisir un objet historique spécifique ou ses représentations. Ils font généralement l’objet d’une analyse critique assez limitées, mettant par exemple en relief la subjectivité propre aux journalistes, ou encore les biais qui résultent des intérêts commerciaux des entreprises que sont d’abord et avant tout ces publications. Pour le dire autrement, les historiens de la ville ont tendance à surtout voir dans les journaux de simples sources d’information, et non des acteurs à part entière de la société urbaine. Pourtant, l’existence même de la presse à grand tirage – c’est-à-dire cette presse qui émerge en Amérique du Nord à la fin du 19e siècle et se distingue par, évidemment, son important tirage, mais aussi son faible prix, sa dépendance nouvelle aux revenus publicitaires et un contenu privilégiant la nouvelle aux dépens de l’opinion – est en bonne partie rendue possible par l’émergence de grands centres urbains industriels. Et ce premier grand média de masse en vient rapidement à jouer un rôle central dans la vie de ceux et celles qui habitent ces villes. L’objectif général du projet est donc de mettre en relief et de mieux comprendre les rapports étroits qui existent entre la presse à grand tirage et le milieu urbain en explorant le cas de Montréal entre le milieu des années 1880 et la fin des années 1920. Plus spécifiquement, et pour paraphraser l’historienne américaine Julia Guarneri (2017), je veux comprendre comment la ville « fait » les journaux – en rendant l’existence de la presse à grand tirage possible – et la façon dont les journaux « font », à leur tour, la ville – notamment en la mettant en scène dans leur reportage. Pour y arriver, je veux me concentrer sur quatre rôles que joue la presse à grand tirage dans l’écosystème urbain:

L’édifice du Montreal Herald au milieu du 19e siècle (source: Musée McCord).

1. Des institutions dans la ville – Les journaux à grand tirage sont d’abord et avant tout des entreprises situées au cœur de centres urbains. C’est à ce rôle que je m’intéresserai d’abord. Mon objectif sera d’identifier et d’étudier les propriétaires de ces entreprises et les principaux membres de leurs équipes éditoriales, de déterminer quel est leur profil socioéconomique et politique, et quels sont les réseaux dans lesquels ils s’insèrent. Dans le même esprit, je m’intéresserai à l’empreinte matérielle de ces institutions dans le paysage urbain en me penchant sur leurs bureaux et leurs imprimeries, sur la forme, l’impact et la localisation de ces bâtiments souvent emblématiques.

Chronique de l’éditorialiste Louis Dupire, dans le Devoir du 27 mars 1925.

2. Des voix dans les débats de la Cité – De différentes façons, les journaux à grand tirage jouent un rôle comme acteurs dans les affaires politiques municipales. Mon objectif sera de déterminer comment – que ce soit comme voix distinctes ou comme plateformes pour la voix d’autres acteurs individuels et collectifs – les journaux à grand tirage participent à ces débats, qu’il s’agisse de la politique partisane et des campagnes électorales à l’échelle municipale, ou encore des débats socioéconomiques sur les grandes problématiques urbaines qui ont lieu durant la période étudiée.

« Un quartier terrorisé »: tiré de La Patrie, 4 avril 1905, p. 1.

3. Un miroir de la ville et de ses espaces – Les reportages proposés dans les journaux à grand tirage – et notamment ces enquêtes plus ou moins sociologiques qui connaissent une popularité croissante à partir de la fin du 19e siècle – rendent compte de nombreux aspects de la vie urbaine. En d’autres mots, ces journaux jouent un rôle comme miroir (souvent déformant) de la ville et de ses espaces. J’aurai donc aussi pour objectif d’analyser les représentations de l’environnement urbain que proposent à leurs lecteurs les journaux à grand tirage. Je m’intéresserai plus particulièrement à l’articulation ou à l’opposition de représentations associées aux différents quartiers de la ville et à celles qui se rapportent plus globalement à la région métropolitaine et à ses frontières mouvantes.

« Avis aux horlogers et bijoutiers »: tiré de La Patrie, 1er avril 1885, p. 2.

4. Un guide pour le citadin – Enfin, les journaux représentent également, à bien des égards, de véritables guides pour les citadins. Montréal, comme ses consœurs nord-américaines, connait une croissance importante durant la période étudiée. Cette croissance résulte essentiellement de l’exode rural et de l’immigration, et ces nouveaux citadins arrivent dans un environnement urbain complexe, dynamique et parfois chaotique. Il est clair que les journaux à grand tirage permettent non seulement aux citadins d’être informés de ce qui se passe dans la métropole, mais ils représentent pour eux une riche source d’informations pratiques sur la vie de tous les jours en milieu urbain : comment s’y comporter, où y trouver un appartement, un emploi ou différents commerces essentiels, comment avoir accès aux nombreux divertissements populaires qu’offre alors la ville à ses habitants. Bref, mon objectif dans ce contexte sera de voir de quelles façons ces journaux permettent au citadin de s’y retrouver dans la « jungle urbaine ».

Le corpus que j’utiliserai pour mener cette analyse regroupe les quatre journaux ayant été actifs à Montréal durant cette période et ayant le plus grand tirage en 1899 : The Montreal Star, The Herald, La Patrie et La Presse. Le premier est fondé en 1869 par Hugh Graham et George T. Lanigan, et Graham en assure la gestion pendant près de 70 ans. À partir de la fin du 19e siècle, son tirage augmente considérablement pour atteindre plus de 52 000 copies en 1899 et il s’impose comme le principal quotidien anglophone de la métropole pour le reste de la période étudiée. Fondée en 1884 par William-Edmond Blumhart, La Presse connaîtra la même croissance spectaculaire à la fin du 19e siècle, atteignant un tirage de près de 60 000 copies en 1899 et dépassant à la fois le Star et son principal concurrent francophone, La Patrie. Fondé en 1879 par Honoré Beaugrand, ce troisième quotidien demeure un joueur important sur la scène journalistique montréalais même si son tirage ne rejoint jamais celui qu’atteindra La Presse. Finalement, le Herald est un cas particulier : fondé en 1811 par Mungo Kay et William Gray, il s’adapte aux nouvelles manières de faire à partir des années 1880 et devient un journal à grand tirage et le plus proche concurrent anglophone du Star (avec un tirage qui dépasse néanmoins à peine les 10 000 copies en 1899).

Voilà pour ce qui est des grandes lignes du projet. Dans l’immédiat, et malgré les obstacles importants que pose le contexte actuel de confinement, j’ai mis sur pied une équipe de recherche qui me permettra d’amorcer, au cours de l’été, la collecte des données nécessaires au projet, voire d’en amorcer l’analyse. D’abord, deux étudiantes du cours HST 128 Stage, pratique et expérimentation, Claudia Maynard et Marie-Soleil Larocque, dont les stages ont été annulés à cause de la pandémie actuelle, ont accepté de participer à la constitution et à l’analyse préliminaire d’un premier échantillon restreint de journaux. Cette première démarche a permis d’esquisser une grille d’analyse qui sera affinée et utilisée une fois que le corpus aura été rassemblé. Ce sont deux autres assistants de recherche, Laurie Ricard, qui commencera une maîtrise sous ma supervision cet automne, et Jérémie Rose, qui complète la rédaction de son mémoire cet été, qui se chargent du téléchargement et de l’organisation de ces données. L’objectif initial est de dépouiller au minimum l’équivalent d’une semaine complète de publications à un intervalle de quatre ans pour chacun des journaux identifiés. Cela donne un corpus de base d’un peu plus de 300 numéros (chiffre qui variera légèrement en fonction de la présence ou non d’une édition dominicale). Ces semaines seront les mêmes pour tous les journaux et seront choisies de manière à couvrir autant que possible l’entièreté de l’année (donc environ une semaine par mois). Nous avons évidemment dû nous contenter des journaux francophones – La Presse et La Patrie – qui sont disponibles en format numérique via BAnQ. Finalement, grâce au programme de stage d’été d’initiation à la recherche de 1er cycle mis sur pied par le vice-rectorat à la recherche et aux études supérieures de l’Université de Sherbrooke, deux stagiaires s’ajoutent à l’équipe: Alexis Boisvert, qui a commencé la construction d’une base de données biographique sur les principaux acteurs liés aux quatre journaux étudiés, et Henri Dion, qui fait de même pour ce qui est des différents bâtiments occupés par ces entreprises entre les années 1880 et 1930. Il a d’ailleurs déjà entamé des efforts pour géolocaliser ces données.

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